Fidelma frissonna.
— Au nom du ciel, qu’est-ce que cela signifie ? Jamais je ne garderais un animal dans de telles conditions, encore moins un homme, même s’il est soupçonné de meurtre.
Elle s’avança, toucha la forme grotesque tassée sur elle-même. Elle n’était pas préparée à ce qui allait suivre.
La créature sursauta avec un hurlement angoissé et Fidelma la vit s’éloigner à toute vitesse, à quatre pattes, jusqu’à ce que la chaîne, tendue à son maximum, la précipite à terre où elle tomba en portant les mains à sa tête pour la protéger. Puis elle se redressa pour faire face, fixant les religieux de ses yeux blancs dont les pupilles étaient à peine visibles.
— Retro Satana ! murmura Eadulf en faisant le signe de croix.
— Il s’agit bien de Satan, mon frère, acquiesça Dubán d’une voix grave.
L’homme, car il s’agissait d’un homme couvert de saletés et d’excréments, avait une chevelure abondante et tellement emmêlée qu’elle lui cachait le visage dont on ne distinguait pas les traits. La bouche baveuse et grande ouverte laissait échapper un gémissement continu et les globes blanchâtres de ses yeux roulaient dans leurs orbites.
— Voici donc Móen, accusé des meurtres d’Eber et Teafa, chuchota Fidelma, atterrée.
— Móen... ce nom ne veut-il pas dire simple d’esprit ? s’enquit Eadulf.
— Vous avez raison, mon frère, acquiesça Dubán. Et il a toujours été ainsi.
— Il est aveugle ? demanda Fidelma, remplie de pitié pour la malheureuse créature.
— Aveugle et sourd-muet.
— Et on accuse ce malheureux d’avoir tué deux adultes en bonne santé ? s’étonna Fidelma.
— Pourquoi personne ne nous a-t-il informés de la condition de l’accusé ?
Eadulf paraissait choqué et Dubán manifesta sa surprise.
— Tout le monde connaît Móen et il ne m’est pas venu à l’esprit...
Fidelma leva la main.
— Vous n’y êtes pour rien. Et maintenant...
Elle se tut car la créature s’avançait lentement vers eux, la tête relevée, humant l’air comme un animal.
— Reculez-vous, ma sœur, la prévint Dubán, même s’il ne peut ni les voir ni les entendre, il sent les gens.
Trop tard. Une main froide et noire de crasse venait d’attraper la cheville de Fidelma qui se dégagea et recula, effrayée.
Móen s’immobilisa brusquement.
Dubán s’avança vers lui, et, levant sa lanterne, s’apprêta à abattre son poing, mais Fidelma l’arrêta.
— Ne frappez pas celui qui ne peut voir venir le coup, l’adjura-t-elle avec fermeté.
Móen s’était assis et agitait les mains dans l’air, le visage tourné vers le plafond.
Fidelma secoua la tête avec tristesse.
— N’y prêtez pas attention, grommela Dubán. Il a été maudit par Dieu.
— Ne pourriez-vous au moins le laver ? demanda Fidelma.
Dubán parut stupéfait.
— Pour quoi faire ?
— C’est un être humain.
Le guerrier fit la grimace.
— Franchement, je n’en suis pas persuadé, dit-il d’un ton sarcastique.
— Dubán, d’après la loi, c’est une offense de se moquer d’un infirme.
Et, sans laisser au guerrier le temps de protester, elle ajouta :
— Avant ma prochaine entrevue avec lui, je vous prierai de lui faire prendre un bain et de le nourrir correctement. Quels que soient les chefs d’accusation qui pèsent sur lui, c’est une créature de Dieu.
Puis elle tourna les talons devant un Eadulf médusé et troublé par le visage amer du guerrier.
Une fois dehors, où Eadulf la rejoignit, elle prit de profondes inspirations pour contrôler sa colère. Critán avait disparu et ils se dirigèrent à pas lents vers les appartements d’Eber.
— Difficile de blâmer Dubán, dit Eadulf, s’efforçant de jouer le rôle de conciliateur. Rappelez-vous que ce pauvre hère a tué son chef.
Il tressaillit en croisant le regard de Fidelma dont les yeux verts lançaient des éclairs.
— La culpabilité de Móen n’est pas prouvée. En tant qu’être humain, il jouit des mêmes droits que n’importe qui, rien ne justifie qu’il soit traité plus bas qu’un animal.
— Vous avez raison, concéda Eadulf, ce comportement...
— Et lors de son procès, il doit être défendu.
— Mais vous oubliez qu’il est sourd, muet et aveugle par-dessus le marché. Comment communiquer avec un être tel que lui ? Et sur quoi appuyer une plaidoirie ?
— Je vais y travailler. En tant que dálaigh, j’ai prêté un serment et je jure de le respecter.
Ils restèrent un instant silencieux, puis Eadulf demanda :
— Y a-t-il vraiment une loi qui punit ceux qui se moquent des infirmes ?
— Ce n’est pas moi qui rédige les lois, répondit Fidelma d’un ton sec. De lourdes amendes peuvent être exigées de ceux qui persécutent les infirmes, qu’ils soient épileptiques ou qu’ils présentent des difformités physiques ou mentales.
— C’est difficile à croire. J’ai beau avoir étudié dans votre pays, je demeure prisonnier de ma propre culture. Dans notre société, nous reconnaissons que l’homme est une créature cruelle, souvent destinée par Dieu à une existence courte et brutale. N’est-ce pas dans l’ordre des choses et de la nature que l’homme suive parfois un chemin tourmenté ?
Fidelma ouvrit de grands yeux.
— Je suis heureuse que vous vous frottiez à d’autres philosophies que celle des Saxons, Eadulf.
— Toute philosophie est transitoire et la vie sujette à de brusques changements de cap. Partout les guerres, les querelles, la maladie, la faim et l’oppression nous guettent. Et nous nous inclinons devant la volonté de notre Père, dans les cieux, dont la volonté est insondable.
Fidelma secoua la tête.
— Nos lois et la façon dont nous conduisons nos vies ne plaident-elles pas pour la lutte contre la misère et ses diverses manifestations que vous acceptez sans vous révolter dans votre pays ? Mais remettons nos querelles théoriques à plus tard, Eadulf, car nous avons bien des problèmes à résoudre et votre soutien m’est indispensable. S’il s’avère, après une enquête approfondie, que Móen est coupable, je ne pourrai le tenir pour responsable de ses actes et devrai me retourner contre son tuteur légal, dont j’ignore l’identité. Encore une chose à tirer au clair. Ah...
Elle porta la main à son front.
— Il faut que je me rappelle précisément le premier chapitre du Do Brethaib Gaire...
— De quoi s’agit-il ?
— D’un traité sur l’obligation de la parentèle à veiller sur ses membres infirmes. La première partie traite justement des sourds-muets aveugles.
Les lois de compensation du droit irlandais pour les victimes et leurs familles, qui s’appliquaient même dans les affaires de meurtres, ne cessaient d’étonner Eadulf. Chez lui, dans le South Folk, la peine de mort était de rigueur non seulement pour les assassins mais aussi pour les voleurs et ceux qui les avaient hébergés ou protégés. Les traîtres, les sorcières, les esclaves en fuite, les hors-la-loi et ceux qui ne les avaient pas dénoncés pouvaient être pendus, décapités, lapidés, brûlés ou noyés. Pour les délits mineurs, on coupait les mains, les pieds, le nez, les oreilles, la lèvre supérieure ou la langue, on pouvait même castrer, aveugler, scalper, marquer et écorcher. Les évêques saxons préféraient la mutilation à la mort, car cela donnait le temps au pécheur de se repentir. Quant à ces Irlandais, qui refusaient la notion pourtant très satisfaisante de la vengeance et parlaient de dédommager une victime en obligeant le malfaiteur à travailler à son bénéfice... Eadulf admirait leur générosité mais se demandait si on ne s’écartait pas de la justice.
Alors qu’ils longeaient le mur de granit du siège de l’assemblée, Dubán les rappela en courant derrière eux.
— J’ai donné des ordres à Crítán, ma sœur. Móen sera rendu présentable afin de...
Il chercha le mot juste.
— ... afin de ne pas heurter votre sensibilité.
— Je n’ai jamais douté de votre bonne volonté, Dubán, répondit Fidelma d’une voix douce.
Le guerrier, qui semblait encore un peu contrarié, fronça les sourcils, car il craignait que ces paroles ne recèlent un sens caché. Bien que vexé par les critiques de Fidelma, on l’avait apparemment convaincu de suivre ses instructions.
— Crón m’a chargé de vous assister pendant votre séjour et de satisfaire à toutes vos exigences.
— Je vous remercie. Nous nous rendions dans les appartements d’Eber pour voir où Menma avait découvert le corps et où se tenait Móen.
— Permettez que je vous serve de guide, dit Dubán en les conduisant jusqu’à une maison de plain-pied, comme la plupart des demeures alentour.
Ils pénétrèrent dans une salle de réception où le chef prenait ses repas et recevait des invités en privé. Elle communiquait avec le siège de l’assemblée grâce à une porte dérobée à la vue par une des tapisseries. Une table et des chaises étaient disposées devant la cheminée où un chaudron trônait sur un trépied. Aux murs étaient accrochés les armes d’Eber avec ses trophées de chasse. Partout, des tapis étouffaient les pas. Une porte pratiquée dans un mur lambrissé donnait sur la chambre à coucher où une paillasse reposait sur d’épais tapis tachés de sang.
Fidelma avisa la lampe sur la table de chevet.
— Je suppose qu’il s’agit de la lanterne qui était allumée quand Menma est entré ?
— Oui, confirma Dubán. On n’a pas touché à cette pièce depuis la tragédie. Quand je suis venu ici avec Menma, la lanterne brûlait encore. Et Móen était agenouillé près du lit.
— A-t-il tenté de s’enfuir ?
— Vous oubliez que c’est un sourd-muet aveugle ! fit observer Dubán dans un bref éclat de rire.
— Justement, puisque vous connaissez son état, peut-être pourrez-vous m’expliquer comment il est parvenu à se glisser jusqu’ici pour tuer Eber, dit Fidelma en examinant attentivement les lieux.
Avant qu’il ait pu répondre, elle ajouta :
— Racontez-moi comment vous avez vécu les événements.
— Cette nuit-là, j’étais de garde.
— Votre rath est isolé. Pourquoi aviez-vous jugé bon de monter la garde alors que vous êtes protégés par les montagnes ?
— Il y a quelques semaines, on nous a volé du bétail dans la vallée et Eber prenait ses précautions.
— Ah oui, j’avais oublié. Donc vous vous teniez à l’entrée du rath.
L’homme baissa la tête d’un air confus.
— Pour tout vous avouer, à l’approche de l’aube je m’étais endormi sur une chaise dans l’entrée du siège de l’assemblée. Menma m’a réveillé pour m’annoncer qu’il avait découvert Eber sans vie et que Móen était l’assassin. Je me suis précipité ici et le cadavre d’Eber gisait en travers de la paillasse, exactement comme me l’avait décrit Menma. Il baignait dans son sang et Móen en était tout éclaboussé. Il se tenait là, accroupi, et tenait fermement un couteau à la lame vermeille.
— Que faisait-il ?
— Il se balançait d’avant en arrière en gémissant doucement.
— Ensuite ? l’encouragea Fidelma.
— J’ai ordonné à Menma de retourner à son travail et je partais chercher Critán quand il est arrivé pour prendre son tour de garde. Nous avons emmené Móen aux étables et je suis allé porter la nouvelle à Crón.
— Et pourquoi pas à l’épouse d’Eber ?
— Crón est la tanist, l’héritière présomptive d’Araglin, et le protocole exige qu’elle soit la première informée.
Fidelma hocha la tête.
— Quand on a voulu enchaîner Móen, il s’est mis à hurler et à se débattre. Crón m’a alors conseillé d’aller chercher Teafa.
— Et vous l’avez trouvée morte ?
— Oui.
— D’après mes renseignements, Teafa, la sœur d’Eber, était la seule personne du rath capable de calmer Móen.
— Oui, car elle s’en était occupée depuis qu’il était bébé.
— Móen n’était pas son fils ?
— Non et personne ne sait d’où il vient. Mais il n’était pas né de Teafa car elle n’était pas enceinte au cours des semaines qui ont précédé la naissance de Móen. Nous vivons dans une très petite communauté.
— Justement, comment se fait-il que l’on ignore l’identité de la mère ?
— Cet enfant n’a pas été mis au monde par une femme de la vallée.
— Qui l’a trouvé et pourquoi Teafa l’a-t-elle adopté ?
Dubán se frotta le nez.
— Teafa est partie seule à la chasse dans les montagnes et elle est revenue quelques jours plus tard avec l’enfant, je n’en sais pas plus.
— A-t-elle expliqué où elle l’avait découvert ?
— Dans les bois. J’ai quitté Araglin peu de temps après cet événement pour aller m’enrôler dans l’armée du roi de Cashel, et je suis rentré il y a environ trois ans. Quand Móen a grandi, on s’est rendu compte qu’il souffrait d’infirmités, mais Teafa a toujours refusé de l’abandonner. Elle ne s’est jamais mariée. C’était une femme au cœur généreux. Elle communiquait avec Móen d’une curieuse façon. Comment exactement, je l’ignore.
— Combien de temps vous êtes-vous absenté d’Araglin ?
— Dix-sept ans, puis je suis revenu servir Eber.
— Qui, dans le rath, en saurait plus que vous sur Móen ?
Dubán haussa les épaules.
— Le père Gormán, je suppose. Maintenant que Teafa est décédée, peut-être pourra-t-il vous en apprendre davantage mais il ne rentrera que dans un jour ou deux.
— Et la veuve d’Eber ?
— Lady Cranat ?
Dubán fit la moue.
— Elle a épousé Eber un an après que Teafa se fût chargée de Móen. A mon retour, j’ai constaté que Cranat et Teafa entretenaient des relations distantes, peu compatibles avec leur degré de parenté.
Eadulf dressa l’oreille.
— Insinuez-vous que Cranat n’appréciait guère Teafa ?
Dubán parut peiné.
— Vous autres Saxons, vous vous exprimez avec trop de brutalité. Il me semble pourtant que j’ai été suffisamment clair.
— Absolument, intervint Fidelma. Cranat et Teafa s’entendaient donc assez mal.
— Voilà.
— Et à quand remonte cette inimitié, selon vous ?
— À une époque où Crón avait environ treize ans. Elles se sont querellées, après quoi elles ne se sont pratiquement plus adressé la parole. Et il y a environ trois semaines, j’ai assisté à une violente dispute.
— À quel sujet ?
— Ce n’est pas vraiment à moi de vous le dire.
Dubán n’appréciait pas les commérages et répugnait à colporter des médisances.
— Vous en avez trop dit ou pas assez. Expliquez-vous.
— Teafa criait après Cranat qui était en pleurs.
— Vous avez bien une vague idée de ce qui a provoqué cet accès de colère ?
— Du tout. Elles ont mentionné Móen et aussi Eber. Teafa a prononcé le mot de divorce.
— Elle demandait à Cranat de divorcer de son frère ?
— Peut-être. Cranat a alors couru jusqu’à la chapelle pour chercher consolation auprès du père Gormán.
Fidelma ne fit pas d’autre commentaire, examina attentivement la chambre, et retourna dans la salle de réception qu’elle étudia avec la même minutie.
— Pour un sourd-muet aveugle, Móen semble avoir le don de se déplacer avec une grande facilité dans ce rath, dit-elle à Eadulf. Il a fallu qu’il entre, se fraye un chemin jusqu’au lit, prenne son couteau, trouve sa cible et la tue avant qu’Eber ait remarqué sa présence. Chez un individu normal, ce n’est déjà pas évident, mais chez un infirme comme lui...
Dubán, qui les avait rejoints, afficha un visage désapprobateur.
— Niez-vous les faits ?
— Je cherche seulement à les vérifier.
— C’est pourtant simple, Móen a été surpris en pleine action.
— Pas exactement, le corrigea Fidelma. On l’a retrouvé auprès du corps d’Eber. Personne ne l’a surpris en train de tuer le chef.
Dubán rejeta la tête en arrière avec un rire rauque.
— Est-ce là la logique d’un brehon, ma sœur ? Si je trouve un loup avec du sang sur le museau près de la carcasse d’un mouton fraîchement égorgé, n’est-il pas naturel que je blâme le loup ?
— Je vous le concède. Mais il ne s’agit pas d’une preuve positive.
Dubán secoua la tête avec incrédulité.
— Prétendez-vous que...
— J’essaye de découvrir la vérité, le coupa Fidelma. Je n’ai pas d’autre but.
— Dans ce cas, apprenez que Móen était capable de se mouvoir sans difficultés excessives dans certaines parties du rath.
— Comment est-ce possible ? demanda Eadulf, très intrigué.
— Je suppose qu’il possède une mémoire, et il a aussi un excellent odorat qui lui permet de trouver son chemin.
— Simplement par l’odeur ?
Eadulf semblait sceptique.
— Vous avez bien vu, dans l’écurie, comment il reniflait pour identifier les étrangers qu’il ne connaissait pas. Il a développé un odorat très sensible, comme les animaux.
— Donc vous n’êtes pas surpris qu’il se soit glissé jusqu’ici ?
— Pas du tout.
Eadulf haussa les épaules.
— Dans ce cas, il n’y a plus de mystère.
Fidelma n’était pas convaincue.
— Où est le couteau que Móen a utilisé pour poignarder Eber ?
— C’est moi qui l’ai.
— A-t-il été identifié ?
— Comment cela ? demanda Dubán d’un air ahuri.
Fidelma s’arma de patience.
— Connaît-on le nom de son propriétaire ?
— Je crois bien qu’il s’agit d’un des couteaux de chasse d’Eber.
Il désigna un mur où était accrochée une collection d’épées et de couteaux, près d’un bouclier. Un des fourreaux était vide.
— J’ai vu qu’il manquait un poignard, sans doute celui que Móen a pris.
Depuis la porte principale, Fidelma se dirigea vers le fourreau vide tout en contournant divers obstacles avant d’atteindre le râtelier. Puis elle fit le tour de la table, évita un banc et rejoignit la porte de la chambre.
Là, elle s’arrêta et réfléchit un instant.
— Il faut que j’examine rapidement l’arme du crime, conclut-elle.
Dubán hocha la tête.
— Très bien.
— Et maintenant, allons voir où Teafa a été découverte et de quelle façon.